François Trufin

La vieillesse : sentinelle de l’éternité

--- version non publiée, non définitive --- Y.D.S.

François Trufin

Infirmier en soins palliatifs
et cadre de santé des Maisons de repos
et de soins des Petites Soeurs des Pauvres

C’est dans un état d’esprit de gratitude que je vous rejoins aujourd’hui.  Lorsque M. Stefan De Smedt m’a contacté il y a quelques mois d’ici, il ne m’a pas fallu longtemps avant d’accepter avec joie son invitation, tant j’ai été touché par la beauté et l’audace du thème de ce colloque intitulé « soins aux personnes en marge de la société ».  De plus, je vous confierai que le Dr De Smedt ne s’est pas contenté de me convier à cette rencontre ; non, il m’a également directement proposé le titre de mon intervention : « la vieillesse : sentinelle de l’éternité ». Qui suis-je pour résister à de tels arguments !  Alors me voici aujourd’hui près de vous pour vous partager bien simplement quelques réflexions ou quelques moments de vie passés auprès de nos aînés. 

Cette journée a été bâtie sur le thème général de la vulnérabilité. Dans notre société européenne qui prône de plus en plus la rentabilité et la performance, réjouissons-nous de réentendre parler de la grandeur de nos fragilités humaines !   

La personne âgée entre dans cette tranche d’âge vulnérable : parfois par son corps qui n’en veut plus, par ses forces de temps en temps déficientes ou par une mémoire qui peut également faire défaut. Quelle place notre société de production accorde-t-elle encore à la vieillesse ? 

Plutôt que de développer et d’encourager l’euthanasie de nos aînés, ne serait-il pas préférable d’admettre tout simplement que notre vie fluctue entre « le faire » et « l’être ». Combien de fois pouvons-nous être peinés d’entendre un vieillard nous dire : « tu sais, je ne sers plus à rien » ? 

Si nous nous donnons la peine de rentrer un tant soit peu dans cette interjection, nous pourrions comprendre entre les lignes qu’il nous dit : « tu sais, je ne sais plus faire grand’chose, je ne sers plus à rien ». Ce fameux « faire » que nous, Européens avons placé sur le haut du podium n’est-il pas en train de mener notre civilisation à sa perte ? 

D’autres cultures, qui ont plutôt laissé la première place à « l’être » (au verbe être), jettent un regard tout à fait différent sur le grand âge. La personne âgée y est considérée comme le sage, la personne que les plus jeunes viennent trouver pour obtenir des conseils, un apaisement, du réconfort.   

Dans ces cultures, plus une personne prend de l’âge plus elle inspire le respect. En effet, l’expérience acquise est considérée comme une richesse dont peuvent bénéficier les plus jeunes générations. Comme un grand vin bonifié par le temps qui nous procure une joie gustative, la Personne Âgée éprouvée par le temps est en mesure de réchauffer le cœur de l’humanité. 

Si nous européens savons y faire avec le vin, en est-il de même avec nos ainés ? 

Il y a peu de temps, j’ai eu la joie de pouvoir accompagner un résident d’une maison de repos des Petites Sœurs des Pauvres dans un lieu de pèlerinage. À bout de force et meurtri par la maladie, ce vieux monsieur dont le corps ne sait plus se passer d’une chaise roulante était assis dans une petite chapelle. Me tenant non loin de lui, j’admirais le silence qui laissait parler sur son visage une joie d’être là mêlée à une forme d’incertitude.   

Après de longues minutes, un rayon de soleil vint traverser un des très beaux vitraux de cette petite église. Alors que jusque-là cet espace de prière était plutôt sombre, des tas de couleurs illuminèrent le lieu. À ce moment-là, je ne pus m’empêcher de penser à l’artisan qui avait, des heures et des jours durant, créé ce vitrail. Avait-il, lui aussi, pris le temps, une fois son œuvre terminée, de s’assoir devant elle et de la contempler ? 

Toutes et tous nous sommes des constructeurs de vitraux ! Durant toute notre vie « active » nous nous affairons à construire des relations, à produire différentes choses, à en expérimenter d’autres… comme un artisan qui crée son vitrail. Mais un jour, l’artisan ne parvient plus à monter sur une échelle et son geste perd de son agilité. Alors, il se dit qu’il est temps de rentrer à l’intérieur de la chapelle, de s’assoir sur une chaise et de contempler son œuvre. Avec l’âge, nous serons nous aussi un jour appelés à rester assis et à regarder ce que nous avons construit. Petit à petit nous finirons par traverser le vitrail de notre vie pour aller rejoindre la lumière qui lui donne de si belles couleurs. 

De si nombreuses personnes âgées nous attendent dans leur fauteuil ou dans leur lit. Quelle joie pour elles que de pouvoir nous expliquer le parcours de leur vie et de nous faire bénéficier des magnifiques couleurs de leur vitrail intime ! Et pourtant, sommes-nous au rendez-vous ? 

Si lors d’un city-trip je passe à côté des églises ou des cathédrales sans rentrer dedans, je me prive du plus beau ! Un vitrail ne se regarde pas de l’extérieur de l’édifice, mais bien du dedans ! Lorsque je passe près de l’habitation d’une personne âgée ou près d’une maison de repos, est-ce que je prends le temps de m’arrêter et d’aller m’assoir à côté de l’une ou l’autre personne ? 

Toutes et tous, nous le savons, ce n’est pas simple ! Nous sommes si souvent pris dans le tourbillon de nos agendas. « J’ai encore tellement de choses à faire que je n’ai pas le temps d’aller m’asseoir près des vieux ! » 

Accompagner une Personne Âgée nous apprend à nous détacher de la frénésie du « faire » (de nous détacher de cet esprit de rentabilité et d’action permanente) et nous rappelle également que nous sommes des êtres de relation et non des robots qui effectuent machinalement différentes tâches. Combien de fois une Personne Âgée ne nous dit-elle pas : « mais assieds-toi donc un petit moment » et souvent à nous de répondre, « non, non, je n’ai pas le temps, il faut que j’y aille ». 

Nous parlons si souvent d’accompagner nos aînés ; mais vu sous cet angle, n’est-ce pas plutôt nos aînés qui nous accompagnent ? Tant de personnes actives sont en décrochage professionnel ou en burn-out tellement ils se sentent oppressés par ce monde de rentabilité, de performance et de concurrence ! Perdus dans la vie, ils accumulent les certificats médicaux pour tenter de se protéger. La perte de sens et de repères les accable. 

Un ami me disait un jour : nous pouvons parfois mourir de soif à côté d’une bouteille d’eau ! 

Et si cette bouteille d’eau désaltérante se trouvait en la Personne Âgée. Elle, elle a déjà vécu, elle est devenue le gardien du sens.   

Un bénévole nous a un jour rejoints pour aider les Petites Sœurs des Pauvres dans leur maison de repos quelque temps plus tôt, il s’est littéralement fait éjecter de son emploi. Durant des années et des années, il avait pourtant tout donné à son entreprise, acceptant sans rechigner les heures supplémentaires. Un jour, appelé au bureau RH, il s’est vu recevoir son C4. « Manque de rentabilité ». 

Perdu et plongeant dans une dépression profonde, il est arrivé auprès des Personnes Âgées. 

Le meilleur témoignage serait de pouvoir aujourd’hui l’entendre vous raconter combien toutes ces bouteilles d’eau que sont les Personnes Âgées l’ont désaltéré ! Deux jours par semaine, il vient dans la maison de repos donner de son temps et en échange il reçoit du sens. 

Toutes et tous, nous sommes des Personnes Âgées en devenir. Un jour nous serons nous aussi appelés à aller nous asseoir. Nous devrons apprendre à passer du statut de « créateur actif de vitrail » à celui de « contemplateur actif de vitrail ». Et lorsque vous et moi serons amenés à nous poser sur une chaise, nous apprécierons certainement la présence de la jeune génération à nos côtés. Nous pourrons lui donner de bons conseils pour la réalisation de son propre vitrail et elle prendra soin de nous. 

Lorsqu’un plus jeune vient s’asseoir et prendre du temps près d’un plus âgé, nous assistons à l’harmonie parfaite de notre capacité de « faire » et de notre capacité « d’être » si souvent délaissée. 

La lumière qui traverse son vitrail est belle et envoûtante, mais va également susciter auprès de la Personne Âgée le sentiment que sa prochaine étape sera de rentrer un jour dans l’intensité et l’éternité de cette lumière.   

Qu’une personne Âgée parle de la mort ou de sa mort ne doit pas nous faire peur. Il est normal que l’intrigue de la mort reste complète, il est normal que cette lumière suscite en nous des questionnements. 

Ecoutant un jour une émission de radio dans ma voiture, j’entendis cette phrase : 

« Mourir, c’est la dernière chose que je ferai pour la première fois ! » 

Aussi naïve qu’elle puisse paraître, j’apprécie beaucoup cette petite citation qui nous révèle combien la mort reste et restera pour chacune et chacun de nous une grande première ! 

Même pour un centenaire qui a vu et vécu tellement de choses, sa propre mort reste et restera une grande première.

Même pour le médecin ou l’infirmier qui a accompagné tant et tant de mourants toute sa carrière durant, sa propre mort reste et restera une grande première. 

Même pour le grand savant ou le philosophe qui s’est penché sa vie durant sur ces questions existentielles, sa propre mort reste et restera une grande première. 

Un jour, un homme politique en phase terminale d’un cancer a rejoint le service où sont prodigués les soins palliatifs. Son cancer dépassé ne répond plus à la chimiothérapie et il est meurtri par les effets secondaires provoqués par ce traitement. Des costumes et cravates sont soigneusement remisés dans l’armoire de sa chambre. Un ordinateur portable et tout un attirail numérique soigneusement rangés sur sa table. Cet homme qui s’est fait un nom dans la société et qui a depuis tant d’années toujours géré beaucoup de choses est là dans un lit au beau milieu d’une chambre d’hôpital. 

Privilège pour moi que d’avoir pu le suivre sur son dernier chemin. Combien de fois cet homme touchant ne m’a-t-il pas dit : « Tu sais, François, je n’aurais jamais cru que la maladie qui me ronge au point de m’amener au terme de ma vie m’amène à vivre cela » ? 

« Quelle douceur que de pouvoir découvrir ma famille que la politique avait prise en otage en me laissant si peu de temps pour elle ». 

« Moi qui rentrais dans ce service pour mourir, je vis ». 

Cette dernière phrase m’a beaucoup interpellé. Cet homme, qui, par la force des choses, se retrouve assis devant son propre vitrail me dit qu’il vit ! Quelle place vouloir donner alors à la déclaration anticipée d’euthanasie ? Apprendre à s’asseoir devant sa vie en regardant en face la lumière qui la traverse fait partie intégrante des apprentissages de notre propre vie. Comme le petit enfant que nous avons été a dû apprendre à marcher en se lançant dans une forme d’inconnu, nous devrons apprendre à retrouver cette même forme d’inconnu devant notre fin de vie. 

Dans notre monde qui tente de tout maîtriser et tout gérer, l’inconnu fait peur. Éradiquer l’inconnu devient donc un objectif. Il faut que nous restions maîtres de la situation et il n’est pas question que la vie nous place devant l’inconnu. À ce moment sont nées la déclaration anticipée d’euthanasie et l’euthanasie. 

L’inconnu nous rend toutes et tous vulnérables : 

  • le travailleur qui perd son emploi est vulnérable, car il est placé devant l’inconnu de son avenir matériel et celui de sa famille ; 
  • la personne à qui l’oncologue diagnostique un cancer est vulnérable, car elle est placée devant l’inconnu de l’évolution de sa maladie et des traitements qui vont lui être proposés ; 
  • le vieillard qui sent ses forces doucement le quitter est placé devant l’inconnu de sa mort. 

Comme un cadeau de naissance, notre créateur nous a tous dotés de cette vulnérabilité. Je suis intimement convaincu que même si elle est bien difficile parfois à vivre, ce « gène » de vulnérabilité que nous portons tous en nous est le parfait antidote de l’orgueil. En effet, c’est dans nos moments de vulnérabilité que nous avons bien souvent besoin des autres. Cette position parfois inconfortable nous rappelle que nous ne sommes pas des êtres tout-puissants, intouchables ou invincibles. À tout moment, notre vie terrestre peut nous faire vivre des moments de plus ou moins grande fragilité. 

Dans le métier que nous avons un jour choisi, nous sommes quotidiennement confrontés à cette vulnérabilité. De par nos connaissances et notre vécu, même si nous savons combien chaque personne est différente, nous avons pourtant certaines informations qui peuvent apporter parfois un petit peu de structure à l’inconnu que vit une personne. 

La relation soignant soigné est une conscience face à une confiance, disait un professeur proche de la retraite que j’ai eu la chance d’écouter. 

La conscience professionnelle et l’âme du soignant qui va rencontrer une confiance parfois absolue de la personne soignée.   

Ce très bel équilibre s’il est respecté donnera tout le sens à notre mission. 

Une personne vulnérable doit pouvoir investir toute sa confiance auprès de personnes « de conscience » si elle veut pouvoir traverser l’inconnu qui s’est placé devant elle. 

À nous de chouchouter et préserver notre conscience pour toujours être au rendez-vous de la personne vulnérable 

Honoré de Balzac écrira :  

« Notre conscience est un juge infaillible, quand nous ne l’avons pas encore assassinée. » 

C’est cette même conscience que nous devons interroger pour savoir comment nous comporter avec nos aînés. N’est-on pas en train de faire de la vieillesse une pathologie médicale au même titre qu’une maladie grave et incurable ? Ne répondons pas à la vulnérabilité en étouffant la personne par des mesures protectrices disproportionnées. 

Le risque comme la vulnérabilité font partie intégrante de notre vie : de notre naissance à notre mort. 

À de très nombreuses reprises, j’ai entendu, durant la longue crise COVID, des Personnes Âgées lancer des cris d’alarme !   

« Nous voulons vivre ! Ne nous enfermez pas dans nos maisons de repos ou dans nos chambres ! Certes nous sommes peut-être plus fragiles et vulnérables par rapport à ce COVID, mais nous préférons vivre et continuer à faire des rencontres en attrapant peut-être un jour la maladie plutôt que de mourir de solitude et d’inutilité dans des espaces surprotégés ! » 

Accompagner la vulnérabilité est tout un art. Très vite, de par le fait que nous avons en notre possession une forme d’expérience ou de savoir, nous pourrions adopter un comportement de suprématie face à une personne qui nous a donné sa confiance. 

Un prêtre qui commentait la parabole du bon Samaritain disait ceci : 

Le Samaritain a été pris de compassion pour l’homme couché et blessé sur la route. Il le conduisit dans une auberge et s’assura que le pauvre homme ne manqua de rien. Il n’imposa pas sa présence, mais veilla à la prise d’autonomie du blessé. 

Il y a là sans doute pour nous aussi des ingrédients de base pour accompagner la personne vulnérable. 

Ne prenons pas le risque d’humilier ou d’imposer nos avis aux personnes vulnérables qui nous accordent leur confiance ! N’imposons pas notre présence, mais veillons dans la mesure du possible à une prise d’autonomie.   


La vieillesse, sentinelle de l’éternité 

En débutant ma petite intervention de ce jour, je vous ai confié combien le titre proposé par Stefan De Smedt m’avait touché.   « La vieillesse, sentinelle de l’éternité ». 

Deux petits mots attirent particulièrement notre attention : 

  1. Une Sentinelle 
    Une sentinelle c’est une personne qui fait le guet. C’est elle qui s’assure qu’il n’arrive rien aux autres en veillant jour et nuit. Une sentinelle n’a plus besoin d’être une personne vive qui est capable d’aller sur des champs de bataille ou au combat. Ce qui lui est demandé, c’est de prévenir les autres d’un danger éventuel. 
     
  2. L’éternité 
    Que dire de l’éternité… ce terme que notre intelligence humaine n’est pas en mesure de comprendre, car il fait appel à une notion de temps que nous ne pouvons rationaliser. 
    Nous savons que le temps des hommes n’est pas le temps de Dieu. La vieillesse est le trait d’union qui nous est donné pour passer d’un temps humain à un temps divin. 
    Rien que de savoir que c’est cette éternité qui nous attend toutes et tous nous rend vulnérables, car elle nous place devant une inconnue qui peut susciter en nous bon nombre de questions ou de craintes. 

Une Petite sœur des Pauvres âgée et fatiguée d’une vie toute donnée aux plus pauvres que j’accompagnais dans ses derniers moments de vie me confia ceci:

« J’ai peur de ne plus avoir la force d’ouvrir la porte du ciel quand je vous aurai quitté ». Naïvement, je lui ai répondu : vous n’aurez pas à la pousser ! Si nous sur terre avons trouvé un mécanisme automatique pour nous ouvrir la porte des grandes surfaces, qu’est-ce que ça doit être avec la porte du Ciel !   

Elle a souri. 

Quel homme privilégié je suis que de pouvoir vivre ces moments d’intensité. Jamais, au grand jamais, je n’ai eu l’impression dans l’accompagnement de la vieillesse de rentrer dans une routine. Chaque vitrail que je découvre en prenant simplement le temps de m’assoir près d’une Personne Âgée me fait découvrir le côté unique de chaque être humain. Il faut sans doute pour cela l’immensité de l’éternité pour accueillir toutes ses belles différences. 

La vieillesse étant la sentinelle de l’éternité, voulons-nous encore nous priver d’elle en hâtant son départ ? 

Lorsque ce vieux monsieur en chaise roulante que j’ai accompagné en pèlerinage nous aura quittés, je vous fais la promesse que je retournerai dans la petite chapelle dans laquelle nous avions été ensemble. Là, devant le vitrail qu’il nous aura laissé, je me rappellerai de son magnifique sourire. À ce moment-là, je serai bien loin du faire et de la performance que notre monde nous dicte. « Être » tout simplement s’est prendre un peu de notre temps humain pour nous rendre compte que nous sommes déjà dans toutes et tous dans l’éternité. 

 

novembre 2024, Louvain, 
Soins aux personnes en marge – 2024 novembre Louvain | Société Médicale Belge de Saint-Luc