
Soigner le pauvre, une leçon de spiritualité
Dr. Bertrand Galichon
médecin urgentiste, France
Le pauvre est celui d’à côté. Il n’est pas regardé, écouté, entendu. L'accueillir en consultation, c’est le considérer à hauteur de personne et cette relation précède les soins dont la route est longue avec des allers-retours, des ruptures. Les acteurs du monde social et du monde médical doivent agir de concert pour réintégrer le pauvre. Il nous apprend l’humilité, accepter de recevoir de l’autre.
Qui est le pauvre ?
Nous ne retiendrons pas comme définition du pauvre le ou les seuils de pauvreté toujours sujets à caution, variables d’une culture à une autre. Les chiffres ne décriront jamais la profondeur d’un homme. Ils ne font pas sens, un homme même pauvre ne se réduit pas à des ou un chiffre. Il est avant tout une histoire, une altérité blessée. C’est bien le regard que nous portons sur cet homme ou cette femme qui le définit comme pauvre. Le pauvre n’appartient pas ou plus à la communauté du bien commun. « Sans couverture sociale » il est « sans droit », il est sans moyen. Il a perdu les droits de la communauté. Le pauvre est celui d’à côté, il n’a pas ou plus les codes, les attributs du droit commun. Comme le rappelle mon ami Xavier Emmanuelli, fondateur du Samu Social, il y a deux classes d’hommes : ceux qui dorment à l’intérieur et ceux qui restent dehors. L’expérience de la rue ne se partage pas, il faut en vivre la violence. Elle exclue. Le pauvre se débat donc avec d’autres repères, d’autres stratégies bien à lui pour d’autres urgences que les nôtres. Il est surtout profondément marqué par ses blessures indicibles qui creusent ce fossé entre lui et nous, a fortiori soignants. « Mais Monsieur X, je ne vous agresse pas ! Pour une fois que quelqu’un s’adresse à vous calmement sans vous injurier, vous n’en avez plus l’habitude ». Réflexion faite par un aide-soignant ancien sans domicile à un patient venu de la rue.
« Pourquoi continuerai-je à vouloir être alors que je n’existe plus dans le regard des autres ? »
Le pauvre n’est donc pas regardé, n’est pas écouté ou même entendu, comme Lazare qui aurait aimé profiter des restes du repas de fête donné aux chiens de la maison. Il est de plus toujours tenu pour responsable du vide dans lequel il s’enfonce, se perd comme le lépreux ou l’aveugle de Siloé. Il est transparent de la couleur de son trottoir. Mais aussi, et nous le voyons bien en particulier dans les transports, il est celui qui est soigneusement évité, que nous ne voulons pas voir ou même sentir. Nous lui signifions son irrémédiable rejet. « Pourquoi continuerai-je à vouloir être alors que je n’existe plus dans le regard des autres ? Pourquoi me battre ? »
Accueillir le pauvre
Pour accueillir un pauvre en consultation, il nous faut changer de logiciel, jeter nos algorithmes préfabriqués, oublier nos procédures sécurisées entre science, droit et économie. Ces trois piliers de nos sociétés modernes ne définissent pas l’homme, le pauvre. Ils tentent de l’encadrer. Mais notre altérité relève d’une autre dimension. Quel est notre objectif premier comme soignants ? Faire tomber les barrières, nouer le lien pour introduire ces « invisibles » dans le soin, soigner leur altérité, la relation à eux-mêmes et aux autres. En donnant toute sa place au pauvre, en le considérant à hauteur d’homme, nous devons lui signifier qu’il reste toujours « regardable » à hauteur de cœur. Voilà la seule condition qui pourra le garder dans le soin, dans la volonté de soigner son humanité. Ainsi, le symptôme ou le syndrome deviennent prétextes à relation.
« En donnant toute sa place au pauvre, en le considérant à hauteur d’homme, nous devons lui signifier qu’il reste toujours “regardable” à hauteur de cœur. »
On ne ment pas devant le pauvre. On ne peut pas lui mentir ! Il a vite fait de vous jauger derrière votre blouse, de repérer la fausse parole. On ne la lui fait plus ! On l’a trop baladé, humilié, rejeté ou oublié dans un coin de l’hôpital. Vous êtes contraints de « jouer cartes sur table », sans artifice, en vérité et à son tempo. Votre blouse n’est plus un rempart, elle devient transparente. Le pauvre vous demande sans le dire d’aller à sa rencontre au-delà de votre rôle de soignant. A l’inverse du riche qui bien souvent a pour premier objectif que de pouvoir retrouver la jouissance de sa place sociale, de ses richesses, de ses jouets. Le riche est ainsi rassuré de constater que le soignant reste cantonné à l’intérieur de sa blouse et ne vienne pas avec trop d’impertinence interroger son statut, son humanité.
« On ne ment pas devant le pauvre. On ne peut pas lui mentir ! »
Nous devons toujours avoir à l’esprit la nécessité de respecter la liberté de l’autre et celle du pauvre en particulier. Plus on est pauvre plus on est attaché à sa liberté ou au sentiment qu’on en a. Cette ultime parcelle de liberté blessée affirme encore en vers et contre tout, cette ontologie de notre dignité partagée. Laisser cette liberté s’exercer, c’est dire aussi à l’autre que sa responsabilité signe sa participation au bien commun. Cette liberté exprime sa dimension spirituelle. Notre ontologie spirituelle définit l’essence première de notre humanité.
Les attentes du pauvre
Quelles sont les attentes du pauvre ? Avec quelle hiérarchie ? Nos objectifs médicaux, très techniques, sont-ils toujours ajustés ? Répondent-ils à l’histoire fracturée de ces hommes et de ces femmes ? Sont-ils applicables compte tenu de ses conditions de vie, de ses handicaps ? La recherche des réponses à tous ces points d’interrogations, en marge des chemins balisés, permet un progressif et réciproque apprivoisement, consolidant ainsi les liens du soin. Nous devons oser explorer l’extérieur de ce triangle marqué par le juridique, l’économique et le scientifique pour que l’indicible se laisse découvrir.
« Non docteur regardez-moi ! ». Tout n’est pas acquis pour autant. La route du soin est encore longue avec des allers-retours, des ruptures toujours possibles. En dehors des labyrinthes administratifs de plus en plus numérisés, l’organisation en silos des soins, la fracture entre médical et social, le pauvre garde en son for intérieur de bonnes raisons de rendre son suivi aléatoire et de disparaître. En tout premier lieu, le sentiment de honte qui reste toujours sous-jacent susceptible d’être réveillé par un rien, une réflexion, un regard. En deuxième lieu, la perte des repères temporels et spatiaux. Exclu à la rue, les années passant le pauvre voit son périmètre se rétrécir à son mètre carré de macadam. Son « chez-moi » est parfaitement délimité. A contrario, le temps se dilate les jours sans lendemain s’égrainant inlassablement. Il vit dans d’autres dimensions. Ainsi, tout s’éloigne même l’urgence. Le pauvre ne demande pas de l’égalité mais de l’équité. Dans son for intérieur il ne demande à être traité comme un bourgeois, il a parfaitement intégré qu’il ne fait pas partie de cette caste. Il demande une considération humaine sans préjuger du lendemain.
Si nous devions définir le point le plus communément partagé par ces hommes et ces femmes, nous citerions la complexité de leurs histoires, générée par des parcours chaotiques, des accompagnements sans lendemain aboutissant à des impasses aggravant leurs situations sociales et sanitaires. La non-cohésion, la faible coopération entre ces différents acteurs du monde social et du monde médical transforment ces histoires en une litanie d’échecs sans fin. Pour répondre à cette complexité de façon ajustée et cohérente, stopper cette spirale désespérante tous les acteurs du soin, du « social » doivent être réunis. Chacun doit être en mesure de pouvoir exprimer ses craintes, ses possibilités, ses contraintes. La responsabilité des uns se nourrit de la responsabilité des autres. Seule une action commune concertée permettra au pauvre de bénéficier du bien de la communauté.
Quelle leçon nous donne le pauvre ?
Quelle leçon nous donne le pauvre ? L’humilité, se dessaisir de soi pour accepter le don de l’autre, accepter la nécessité de recevoir de l’autre. « Merci d’être venu me rendre visite ». Combien de fois l’ai-je entendu ! Le pauvre rend grâce de l’attention dont il a fait l’objet. Le pauvre est allé plus loin que nous riches pour vivre les exigences d’une altérité à hauteur d’homme. Fiers de nos possessions, de notre position sociale nous n'aurons jamais l’humilité suffisante pour accepter le don de l’autre. Il nous faut faire preuve d’humilité pour que notre liberté commence avec la sienne. Voilà pourquoi, nous rencontrons des difficultés ou même l’impossibilité de croire en l’Amour gratuit, constant du Tout Autre.
Soigner le pauvre émonde. Du fait de sa vulnérabilité, ses fragilités, il nous met sous les yeux nos manquements, nos suffisances surplombantes, notre égoïsme.
« Lever le voile masquant leur humanité m’a fait découvrir qu’ils sont aussi aimables que moi aux yeux du Père. »
« Ce que vous ferez au plus petit des miens, c’est à moi que vous le ferez. » Je n’ai jamais pu reconnaitre le visage du Christ à travers ceux des patients reçus aux urgences ou rencontrés dans la rue. Toutes ces « gueules cassées » ne m’ont jamais montré le visage du Christ. Ce n’est pas le Christ que j’ai pu soigner en les approchant. En revanche, lever le voile masquant leur humanité m’a fait découvrir qu’ils sont aussi aimables que moi aux yeux du Père.
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