Prendre soin est la première mission des médecins

Dr. Bernard Ars

La présidence de la Fédération Internationale des Associations de Médecins Catholiques est assurée depuis 2018 par un Belge, le docteur Bernard Ars. En ces temps de remous éthiques, il a accepté de répondre à quelques questions.

Ces dernières semaines ont été marquées par des divisions dans le monde médical belge. Le débat pro et anti-extension des conditions d’avortement a souligné les fractures qui existent entre praticiens. Parmi les médecins engagés, certains sont membres d’associations catholiques, comme le docteur Bernard Ars. Le journal « Dimanche » daté du 12 janvier a publié un extrait des réponses apportées par le médecin. Retrouvez ci-dessous ses réponses exhaustives.

En quoi l’engagement moral d’un médecin catholique diffère-t-il de celui d’un médecin qui serait athée ?
Dans la recherche de la Vérité, il y a essentiellement deux voies, celle de la métaphysique, celle du « Pourquoi? », qui peut être inspirée par la théologie, en cas de foi en la Transcendance; et la voie des sciences, celle du « Comment? ». L’unité se réalise dans l’action cohérente de l’individu, c-à-d dans l’éthique de l’agir. Pour un athée, il s’agit exclusivement de l’éthique du « vivre ensemble », comme il le nomme. Pour le croyant catholique qui considère l’acte de foi comme un don de liberté en recevant cette grâce Providentielle, il s’agit aussi de l’éthique d’un respect inconditionnel de la dignité de la personne humaine et du bien commun. Ces deux approches sont fondamentalement différentes, mais cela n’interdit pas le dialogue. En effet, tous les médecins, athées ou croyants, catholiques ou autres, possèdent une nature humaine et une conscience morale qui leur intime de servir la grandeur, la dignité de la personne humaine, notamment en respectant l’interdit de tuer ou de voler le patient, de lui mentir, en vivant un devoir de justice et de solidarité envers les autres hommes, particulièrement ceux dans la vulnérabilité, ceux qui souffrent. Ceci devrait pouvoir constituer une large base commune à l’engagement moral de tous les médecins. Là où il y a désaccord entre croyants et non-croyants, c’est dans la conception de la dignité de la personne humaine. Pour les premiers, cette dignité vient de Dieu, qui a créé l’homme « à son image et à sa ressemblance ». Elle est intangible, absolue, liée à l’être de la personne, dans laquelle il y a une « empreinte » de Dieu. Pour les seconds, cette dignité n’a rien de transcendant, elle est relative et de l’ordre de l’avoir. C’est pourquoi, dans certains cas, le non-croyant se croit autorisé à attenter à la vie de la personne, comme dans les cas de l’avortement et de l’euthanasie. La foi donne à la conscience du croyant une lumière et une force supplémentaires à l’heure de discerner et d’appliquer la loi de la conscience. Elle l’invite aussi à reconnaître et à respecter la personne du Christ dans celui qui souffre, à l’aimer de l’amour du Christ, à se soucier de son bien-être spirituel et à prier pour son patient. La foi aide le médecin croyant à répondre aux questions de la souffrance et de la mort, ce qui lui permet de partager ces réponses avec ces malades.

Que signifie être un médecin catholique ? Quels sont les engagements implicites ?
Un catholique qui exerce la médecine est celui qui vit profondément du Christ et tend vers une unité de vie. Cela signifie une cohérence dans tous les aspects de sa vie, certes professionnelle, mais aussi personnelle, familiale et sociale. Non seulement, il manifestera une compétence professionnelle et responsable, clinique, technique et scientifique, en collaboration avec les autres disciplines de soins; mais surtout, il vivra une vie intérieure forte et quotidiennement entretenue, ainsi qu’une connaissance approfondie et actualisée de la vision chrétienne de l’être humain, exprimée aussi bien dans la recherche médicale que la pratique clinique. Le catholique, qui est médecin, a toujours l’Espérance à rendre présente et à offrir l’aide puissante de la prière. Précisons aussi que si le catholique qui exerce la médecine s’oppose à certaines pratiques, ce n’est pas en première instance parce qu’il est catholique, mais parce qu’il est un Homme, un être qui écoute la voix de sa conscience, éclairée et confirmée par l’Enseignement de l’Église. Je parle de catholique qui exerce la médecine et non de médecin catholique parce qu’il n’existe pas de spécialité « catholique » en médecine; mais surtout parce qu’ »être catholique » n’est pas un simple attribut grammatical ajouté au fait d’être médecin, mais bien l’imprégnation de tous les aspects, temps et espaces, de la vie, par la fraternité, l’intimité avec Jésus.

Observez-vous une différence de perception de l’éthique parmi les médecins selon les continents ?
L’éthique chrétienne est basée sur une vision de l’Homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Dès lors, elle défend la vie depuis la conception jusqu’à la mort naturelle; plaide pour la dignité de la personne humaine, surtout quand elle est fragilisée; et également pour le bien commun. En ce sens, l’éthique chrétienne est la même dans tous les continents. Cependant, les problématiques sont différentes selon les régions. En Afrique, la culture de la Vie est très bien ancrée dans les mentalités. Ce n’est plus le cas en Europe et plus généralement en Occident, où, depuis des décennies, le relativisme et l’individualisme imprègnent l’état d’esprit de la société. En Asie, c’est la profusion de spiritualités diverses et l’exploitation de la précarité sociale qui posent question. Il faut aussi noter qu’actuellement, partout, la pratique médicale se différencie en trois professions, aux problématiques éthiques différentes, à savoir les médecins praticiens généralistes, confrontés à des difficultés sociales, multiculturelles, déontologiques et éthiques de la relation de personne à personne; les médecins hospitaliers spécialistes, confrontés à des difficultés de rentabilité économique et d’éthique face à la domination des techniques, de l’industrie, particulièrement pharmaceutique, ainsi qu’au consumérisme; et enfin, les médecins chercheurs en biologie et dans les sciences médicales, très souvent investis dans des disciplines dont les débouchés potentiels correspondent, sans qu’ils ne s’en rendent compte, tout heureux qu’ils sont à pouvoir effectuer de la recherche, à des objectifs non en rapport avec la dignité de la personne humaine et le bien commun.

Les mêmes valeurs sont-elles partagées par tous les médecins ?
Les catholiques qui exercent la médecine vivent la même éthique, sinon ils renoncent à ce qu’ils prétendent être. Le terme « Valeur » est un paravent trop abondamment employé dans notre société utilitariste, avec même une connotation de prix, de concept économique. Et dans la logique selon laquelle toute chose peut s’apprécier à travers son prix, la transcendance est niée. Ce qui n’a pas de prix ne vaut rien. Mais derrière ce conflit de « valeurs », se cachent les différentes définitions d’une des principales revendications de notre société actuelle, l’autonomie.

En tant que médecin croyant, vous sentez vous pris à partie dans votre éthique morale avec le possible élargissement de la loi sur l’avortement en Belgique ?
Oui, bien évidemment ! Mais c’est déjà le cas avec la loi actuelle ! Ainsi que je le disais à l’instant, c’est la conception de l’autonomie qui pose problème. Trois conceptions de l’autonomie existent : la première est la capacité d’agir par soi-même, l’indépendance dans le fonctionnement de la personne humaine, comme par exemple se déplacer par ses propres moyens; la seconde est la capacité de décider pour soi-même, la revendication d’être la norme pour soi, « je fais ce que je veux puisque je peux le faire techniquement et que j’en ai envie »; la troisième est la capacité d’effectuer le bien par soi-même, de discerner le bien sans erreur, de le choisir avec responsabilité et de le réaliser. Pourquoi le médecin jouissant de son « autonomie » devrait-il se laisser imposer des critères légaux ? Parce que la loi tire sa légitimité du vote démocratique ? Mais, dans une société où prévaut la règle de l’ »autonomie », la loi est votée par des individus qui se considèrent chacun la norme pour eux-mêmes; consensus qui ne surgit pas d’une quête du bien commun, mais d’un jeu de pouvoir entre « autonomies » individuelles où la force de la loi cède le pas à la loi du plus fort.

Quel est le profil des étudiants qui suivent votre cours de bioéthique à l’Université de Namur ? En quoi consiste ce cours ?
Il s’agit d’un cours interdisciplinaire, suivi principalement par des étudiants de troisième baccalauréat en droit et en informatique, qui cherchent à discerner l’enjeu éthique des nouvelles avancées scientifiques, techniques et sociétales, en dehors de leurs cours de base. On peut concevoir un tel cours de différentes manières. A titre personnel, je propose comme fils conducteur « Penser l’Humain, face à la domination des technosciences », en leur expliquant le fait réellement technique et/ou scientifique; et en essayant de faire apparaître ce qui est proprement humain – dès lors à respecter et à promouvoir. Reconnus comme un bien en soi, les résultats technoscientifiques sont devenus la raison qui justifie le progrès technique pour lui-même, et met l’Humain à son service; mais n’est-ce pas plutôt l’Humain qui doit avoir les résultats techniques à son service ? Les thèmes abordés sont les modifications ciblées du génome humain, la « gestion » des fonctions cérébrales, l’Intelligence Artificielle et les robots, les notions de progrès et de fragilité…

La fragilité est-elle suffisamment protégée ou serait-elle redoutée ?
En fait, il y a deux types de « fragilité ». La première consiste en une « fragilité ontologique », c-à-d. de l’être humain, universelle et constitutive de la personne humaine. Il s’agit de la précarité vitale, liée à notre finitude. Elle tient à ce que la vie nous échappe aussi bien dans la mort, inéluctable, que dans la joie de la naissance. Cette fragilité ontologique, existentielle, parfois « redoutée », doit être mise en évidence, analysée et portée à la connaissance de chacun. La seconde est la « fragilité » au sens commun : celle qui porte une lourde connotation négative et que nous côtoyons quotidiennement en pratique médicale. Il s’agit de la souffrance, du handicap, de la maladie, mais aussi des multiples conséquences de la pauvreté. Il s’agit de cette « précarité sociale » qui tire son origine de situations d’injustice et d’inhumanité, amendant l’avenir de la personne précaire. Cette fragilité-là doit être combattue et la personne fragile n’est jamais assez protégée. Face à la réalité objective de la « fragilité ontologique » du vivant et de l’humain, surgit la question du « sens ». Deux réponses sont possibles : la négation de sens ou l’ouverture à un sens positif. La négation de sens entraîne soit des pensées valorisant la force et toute une gamme de représentations du « surhomme », du « transhumain », menant insensiblement à des politiques eugéniques délétères; soit des pensées valorisant artificiellement, et de manière automatique et superficielle, la fragilité, telles qu’elles se rencontrent dans les formes classiques de dolorisme, minimisant la négativité et le tragique des conséquences de la fragilité. L’ouverture à un sens qui peut aider la personne humaine à vivre l’expérience de la fragilité dans laquelle elle se voit immergée : handicap, maladie chronique, deuil, souffrance… peut libérer des forces d’ »amour » qui « valorisent » la Personne Humaine et contribuent à l’évolution qualitative de la Société Humaine. Ce qui peut ouvrir au cœur profond de l’homme, et au sens de sa vie et de sa nature, passe par un chemin qui n’est peut-être pas visible immédiatement. Et tous ne s’y engageront pas au même moment, avec la même aisance ! Découvrir ce chemin ne se fait pas tout seul ! Il convient d’être aidé ! Ici se situe la place du « prendre soin ». Là est le rôle du médecin, et particulièrement du catholique qui exerce la médecine ! S’il n’est certes pas indifférent aux souffrances de son corps, à la menace qu’une maladie fait planer sur son avenir et celui de son entourage, le malade attend aussi du médecin qu’il lui apprenne à vivre avec la maladie, avec la « fragilité ».

Propos recueillis par Angélique TASIAUX,

(c) CathoBel – Hebdomadaire Dimanche n° 2 du 12 janvier 2020

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