VOL. 82, N° 2 (2013)

Editorial

Les progrès scientifiques et médicaux : un défi pour les droits de l’homme ?

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Depuis le début du XXème siècle, les développements des sciences, des techniques et de la communication ont bouleversé le monde en modifiant l’économie, la société et notre vie quotidienne. Si les progrès scientifiques, et plus particulièrement médicaux, ont, depuis lors, considérablement amélioré le bien-être et la santé des individus, ils se sont également immiscés dans les rapports que ces derniers entretiennent entre eux pour former la société. Le fait est tel qu’aujourd’hui, subrepticement, les droits de l’homme se trouvent remis en question.

L’interrogation est la suivante : « Les progrès scientifiques et leurs applications technologiques médicales ont-ils modifié la donne au point de nécessiter un réajustement des droits de l’homme ? ».
Afin de contribuer à la réflexion, il convient avant toute chose de définir et de placer dans leurs contextes respectifs : deux termes clés : les « droits de l’homme » et la notion de « progrès », ou, plus précisément, dans le domaine médical, « progrès scientifiques et médicaux ».

Le « Dictionnaire Robert » précise que les droits de l’homme sont considérés comme droits naturels. Et, du « droit naturel », il spécifie qu’il s’agit du droit « qui est considéré comme résultant de la nature des hommes et de leurs rapports, indépendamment de toute convention ou législation ». Cette simple évocation vise à situer le premier protagoniste.

Quant au « progrès », voilà un terme essentiellement relatif. Il dépend de l’opinion adoptée par celui qui l’a émise, et ce, appréciée à l’échelle des valeurs concernées. Pour le définir, le « dictionnaire Robert » choisit : « mouvement en avant, action d’avancer ». Mais, alors que jadis, il était permis de « douter de tout,…. sauf du progrès ! », et qu’il était courant de ponctuer : « on n’arrête pas le progrès », il est curieux de constater qu’il est de bon ton, aujourd’hui, de rejeter cette notion de progrès ! Ce dernier n’étant désormais plus considéré comme une valeur en soi.

Et, si le progrès courait, seul, à sa propre perte ? Si le progrès s’arrêtait, tout simplement, parce que la conscience collective aurait réalisé le montant du prix à payer, ou le nombre de crimes commis en son nom ?

Deux mots clés définissent le progrès : Il s’agit de : l’inachèvement et la complexité. Le progrès est perpétuellement « incomplet », « inachevé » … tout simplement parce que le temps nous échappe, il n’est pas à notre disposition.

Par ailleurs, le progrès est éminemment « complexe » parce qu’il n’est pas permis de croire : qu’une méthode puisse être neutre et séparable de son objet, qu’une technique puisse être neutre et docile à nos mobiles, qu’une connaissance puisse, tout simplement, être bonne en elle-même.

C’est ainsi que, peu à peu, l’idée de « risque » supplante celle de « progrès ». En effet, le risque est la part de l’action qui ne peut être connue que par l’action elle-même. Le progrès ne constitue plus, désormais, une valeur absolue. Et, lorsque l’idée de « progrès » rencontre celle de « crise », il convient de trouver et de donner un « sens » à ce progrès. Cependant, la seule idée de donner un sens au progrès contient en elle-même l’erreur de l’athéisme. « On ne donne pas un sens à ce qui n’en a pas ». Le sens se dévoile ! [1]

En ce qui concerne, plus spécifiquement les progrès scientifico- technologiques, dont notre vie matérielle s’enrichit chaque jour et que nous tenons pour bienfaits : de l’internet à la télé chirurgie, des trains à grande vitesse à la robotisation…, ils engendrent, par eux même, de nouvelles capacités négatrices, voire de nouveaux systèmes de destruction. Ceci, essentiellement parce qu’ils portent en eux, et malgré eux, l’audace d’une appropriation, sans dette.
Considérons quelques exemples : c’est par le risque, toujours présent, qu’on les retrouve associés : la fission nucléaire et la destruction massive, le chimique et la pollution générale, les expansions informatiques et les falsifications informatives, la découverte du génome humain, et la manipulation génétique,….

Si nous nous limitons au seul progrès scientifique, considéré comme un absolu, il est, aujourd’hui, clairement, remis en cause. L’avancement même des connaissances scientifiques, en physique, par exemple, l’observation globale des sciences, la prolifération des disciplines scientifiques toujours plus spécialisées, ainsi que leur diversité d’approche, tout y contribue. Le progrès scientifique n’apparaît plus comme une flèche unique décochée en un point bien défini, mais bien plutôt comme le foisonnement de tir d’un groupe d’arbalétriers débutants qui décochent leurs flèches simultanément et en tous sens.

Dans l’étude du développement des sciences, il est curieux de réaliser que la notion de « progrès » disparaît car elle implique la possibilité d’une comparaison entre en « avant » et un « après » ! Les historiens et les sociologues qui se sont penchés sur le processus de construction de la connaissance scientifique, s’appliquent à mettre en lumière l’importance des stratégies scientifiques ainsi que celle des processus de stabilisation et de circulation des résultats expérimentaux.

En fait, l’histoire actuelle des sciences ne s’intéresse qu’à la construction humaine des représentations de la réalité, ainsi qu’à l’ensemble des processus qui ont converti des observations locales, en des connaissances acceptées par tous.
C’est ainsi que des théories et des modèles scientifiques pourraient avoir été retenus pour de « mauvaises raisons »… comme par exemple le pouvoir et l’influence que détiennent ceux qui les ont proposés.

Il convient de reconnaître qu’il n’est pas évident d’avoir une connaissance exacte de la réalité. Ce qui est clair, c’est que la pluralité des sciences constitue la caractéristique principale de la connaissance scientifique. Et, le progrès de cette connaissance scientifique est le fruit d’une construction humaine, d’un processus historique humain, avec ses continuités et ses discontinuités. Ce progrès dépend des limites de nos capacités cognitives et des outils mentaux à la disposition des êtres humains. Il est, tout à la fois, le fruit de notre biologie et celui de la société dans laquelle nous vivons.
Le progrès des connaissances scientifiques ne peut être dissocié de l’action humaine et de la volonté de l’être humain de maîtriser le monde qui l’entoure. [2]

Les recherches scientifiques et médicales actuelles ne sont-elles pas soumises au seul jeu de la toute-puissance de la technique, du « tout est possible », qui elle-même prolonge le désir humain de « tout est désirable » ? La question posée n’est pas neuve. Il y a cinq siècles, déjà, le penseur François Rabelais s’est penché sur cette évolution de la science et des risques que celle-ci pourrait, à terme, engendrer aussi bien au niveau de l’Homme lui-même qu’au niveau de son environnement. Dans son Pantagruel, il prescrit, pour la bonne éducation de Gargantua, une solide pratique sportive et de grandes études en toutes matières pour en faire: en citant Juvenal : “un esprit sain dans un corps sain”. Il complètera, en cerise sur le gâteau : « parce que science sans conscience n’est que ruine de l’âme”[3] .

Notons, par ailleurs, que Rabelais, vivait à une époque qui ressemble étrangement à la nôtre. En effet, les lumières de l’humanisme commençaient à éclairer un monde sortant des superstitions médiévales alors que les guerres de religion qui allaient décimer la France pendant presque un demi-siècle s’annonçaient à l’horizon, et qu’une nouvelle technologie, l’imprimerie, révolutionnait la culture en diffusant à peu de frais les nouvelles idées de la Renaissance
Mais, les progrès scientifico- technologiques n’impliquent pas, par eux-même, le progrès moral.

Toutes ces innovations posent question, elles transforment l’écosystème, elles bousculent les relations humaines, comme par exemple : la solitude du virtuel… le sexe virtuel, l’attachement des soldats américains, en Afganistan, pour leur équipement d’intervention et de protection hypersophistiqué, qu’ils soignent et considèrent comme un animal de compagnie. Au plan affectif, ces innovations suscitent peur ou attrait ; au plan comportemental, elles induisent des réactions d’adaptation immédiate telles celles du caméléon, de la girouette, ou alors, à l’opposé, figent, c’est la paralysie, la pétrification, la fossilisation.

L’homme est-il indéfiniment perfectible ? Sera-t-il capable d’éliminer toute vulnérabilité ?

L’énergie morale ne s’est pas épanouie de pair avec le développement de la science, en réalité, elle s’est affaiblie, parce que la mentalité technique confine la morale dans l’enceinte de la subjectivité, alors que, au contraire, nous avons besoin d’une morale publique, d’une morale qui sache répondre aux menaces qui pèsent sur l’existence de nous tous. Le vrai et plus grave péril de ce temps réside justement dans ce déséquilibre entre les possibilités techniques et l’énergie morale. La sécurité dont nous avons besoin, en présupposé de notre liberté et de notre dignité ne peut, en dernière analyse, procéder de systèmes techniques de contrôle, mais elle ne peut découler précisément que de la force morale de l’homme. Quand elle est absente, ou bien quand elle est déficiente, le pouvoir de l’homme se transformera toujours en une puissance de destruction.
Tentons de suggérer quelques critères de discernement :
L’enjeu étant une transformation positive, un gain d’humanité, une question s’impose : Qu’est ce qui fait grandir l’homme ?

La réponse est avant tout vertueuse. Il s’agit de morale de la croissance intérieure, et non pas uniquement déontologique, répondant à la morale de la loi. Plus précisément, les éventuels interdits, et la problématique des droits et devoirs, seront internes à celle de la vertu. [4]

Qu’est ce qui fait progresser ma liberté ? Liberté envisagée dans son essence comme autonomie / autodétermination, tout à la fois capacité de choix et de consentement.
Qu’est ce qui fait progresser ma raison ? Raison appréciée en sa capacité de sens, c’est-à-dire, de vérité, de relecture, de discernement et de jugement.
Qu’est ce qui fait progresser mon unicité, ma singularité, ma distinction d’avec les autres?
Qu’est ce qui fait progresser mon unité ; Unité extérieure, qui me distingue des autres, unité intérieure, qui est menacée par une technicité qui demeure mon autre ou qui se substitue à mon être.
Qu’est ce qui fait progresser mon intériorité, ma relation à moi ?
Qu’est ce qui fait progresser ma solidarité ?
Qu’est ce qui fait progresser mon altruisme ? le don ? la gratuité ? l’amour ?
Qu’est ce qui fait progresser mon sens de la beauté ?
Qu’est ce qui fait progresser ma vie spirituelle ? Cette vie spirituelle qui se distingue de la vie intérieure, en ce qu’elle est relation à un horizon autre, immanent, dans les spiritualités laïques, ou transcendant, dans les spiritualités religieuses.
Quelle place y a-t-il pour ma fragilité ?

La fragilité humaine se manifeste comme une réalité omniprésente qui accompagne l’être humain du tout début au terme de sa vie. L’homme est, tout à la fois, un « être en devenir » et un « être relationnel ». Son être ne s’épuise pas totalement dans la relation, mais c’est bien dans et par cette relation qu’il se déploie et s’épanouit.

Or la relation véritable présuppose une capacité d’être affecté, un principe d’ouverture, une possibilité de « décoller de soi ».
La personne humaine devient ce qu’elle est, et advient à elle-même, en s’ouvrant pour donner et aussi pour recevoir. C’est une action qui demande un engagement.

Pour penser réellement le progrès comme un authentique devenir, il convient probablement d’adopter une manière innovante pour appréhender les discontinuités, les ruptures, la coïncidence des opposés. Et, c’est là que réside la place de la « fragilité ». Cette fragilité qui doit pouvoir contribuer à donner substance au cheminement, à l’action d’avancer, au « progrès »….

La fragilité, notre fragilité, s’avère être une médaille à deux faces, comprenant : pour avers : une fragilité qui affecte notre humanité, en ce précisément, qu’elle réduit notre autonomie ; Négative, elle doit être combattue ; elle relève du « prendre soin ». L’envers, lui, offre à considérer une fragilité ontologique, qui est capable de faire grandir notre humanité, essence de notre être inachevé, appelé à devenir ce qu’il est en profondeur, en s’ouvrant activement et volontairement à une altérité susceptible de le faire advenir à lui-même. [5]

En conclusion, L’homme est un être essentiellement historique, en mutation, sans que cette historicité n’annule pour autant la présence d’invariants.
Nous avons considéré de manière non exhaustive, quelques variables inhérentes à la notion de « progrès », ainsi que des exemples de résultats scientifiques médicaux.
Les progrès scientifiques et leurs applications technologiques médicales font partie de ces variables. S’ils ont modifié la donne, ce n’est certainement pas au point de nécessiter un réajustement d’invariants tels que les droits de l’homme.

Tout chrétien est appelé à transformer l’univers, à être « co- créateur » du monde et, plus spécifiquement, celui de la connaissance. Et, s’il est vrai que le chrétien ne peut nier les progrès de la connaissance sans se renier, il est aussi vrai que le chrétien ne peut accepter de faire progresser la connaissance sur l’humain d’une manière qui puisse blesser profondément la dignité de la personne humaine, ou, qui puisse détériorer irréversiblement les équilibres environnementaux.

Le progrès est et doit rester au service de la personne humaine. [6]
Le regard chrétien apporte un progrès du « VRAI » compatible avec celui du « BEAU » et du « BIEN ».

 

[1] BRAGUE R., MORANGE M.: Le progrès. Académie Catholique de France, Editions Parole et Silence , ISBN : 978-2-88918-102-5, pp. 168, 2012.

[2] SIGGEN M.: La science a-t-elle réponse à tout ? Editions Edifa- Mame, Paris, ISBN Edifa : 978-2-9163-5009-7, ISBN Mame : 978-2- 7289-1246-9, pp.159, 2007.

[3] RABELAIS F.: Pantagruel,   Editions du Seuil, ISBN :  2020300338, pp.347 1997.

[4] Minnerath R. : A la recherché d’une éthique universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle. Editions du Cerf, Paris, ISBN : 978-2- 204-08913-5, pp.181, 2009.

[5] ARS B.: Fragilité. Dis-nous ta grandeur . Un maillon clé au sein d’une anthropologie postmoderne. Editions du Cerf, Paris, 2013.  

[6] ARS B. : The meaning of the medicine : the human person.Kugler Publications, The Hague, The Netherlands, I.S.B.N.: 90-6299-183-1, pp.194, 2001.

Ten geleide

De medische en wetenschappelijke aanwinsten : een uitdaging voor de mensenrechten?

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Bibliographica

Fragilité, dis-nous ta grandeur ! Un maillon clé au sein d'une anthropologie postmoderne.

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Teksten / Texts

Post-humanisme, cyborgs en personalistische bio-ethiek

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